[Cet article est le deuxième d’une série consacrée à l’échec de l’antiracisme. De nombreux intellectuels progressistes critiquent aujourd’hui les « dérives » indigénistes des mouvements prétendument antiracistes. Nous ne remettons pas en question la sincérité de ces condamnations mais pensons que, pour être fertile, la critique doit remonter aux fondements de l’antiracisme politique, où se trouvent les germes de ces « dérives ». Ainsi seulement pourrons-nous reconstruire une réflexion et une action politiques ayant encore quelque chance d’empêcher la dislocation de nos sociétés.]
Comme nous le montrions dans le premier article de notre dossier, chacun peut avoir tendance, quelles que soient ses affinités politiques, à considérer que des faits d’actualités sont significatifs d’un fait de société non pas en se fondant sur la pertinence statistique de la généralisation mais en considérant la « pertinence politique » de cette généralisation : quel bénéfice peut-on en tirer (résolution d’un problème), quel dommage peut-il en résulter (stigmatisation d’un groupe).
Si cette tendance est partagée entre toutes les familles politiques, l’idéologie dominante dispose d’un « privilège d’amalgame », qui lui permet de décréter quels faits sont significatifs. Si nous voulons comprendre l’aveuglement de l’antiracisme de ces dernières décennies, il faut donc s’intéresser aux biais dans l’évaluation de la pertinence politique des généralisations : pourquoi certains faits de sociétés évidents ont-ils été négligées et d’autres exagérés ?
Nous avons distingué trois biais : la labellisation de la souffrance, la minimisation des dangers pesant sur l’équilibre social et la primauté de la posture morale sur la responsabilité politique. Le présent article décrit les manifestations du premier de ces biais, montre ses conséquences politiques néfastes et propose des solutions pour le corriger.
La labellisation de la souffrance : un reste marxiste
Nous affirmions, dans l’article précédent, que le discours public contemporain était marqué par l’incapacité à compatir aux souffrances des personnes n’appartenant à aucun groupe reconnu. Nuançons : la compassion individuelle est permise, en réaction à des « faits divers » mais la compassion « politique », intégrée à une réflexion sociale et justifiant une réaction politique, dépend de l’appartenance à un groupe labellisé. Ainsi, le meurtre sauvage d’un chauffeur de bus, celui d’un jeune homme, celui d’un gendarme ont ému les médias mais ceux qui ont essayé, à ces occasions, de lancer un débat sur la violence gratuite ou l’immigration (tous les auteurs étaient maghrébins) ont été accusés de « récupération ». On remarque par ailleurs que certains arguments sont plus aisément acceptés lorsqu’est évoquée une appartenance labellisée, sans que le fond du discours ne change. Ainsi, il est plus facilement accepté de condamner le crime organisé ou les nuits de saccages dans les quartiers immigrés si l’on précise que leurs premières victimes sont les immigrés qui y vivent.

Un travail de recherche plus poussé serait nécessaire pour dresser la généalogie de ce biais. Il est composé d’une part probablement irréductible : il est plus facile d’adhérer à une opinion largement partagée donc on est rassuré de s’appuyer sur des concepts déjà existants. L’influence marxiste nous semble cependant probable pour expliquer l’importance démesurée de ce biais[1]. En effet, les groupes labellisés ont tous en commun d’être présentés comme des groupes « opprimés » :
• Minorités ethniques/raciales/religieuses,
• Minorités sexuelles,
• Classes sociales défavorisées (de plus en plus supplantés par les deux premiers).

Enfin – et cela semble confirmer la thèse de l’influence marxiste – les souffrances labellisées sont systématiquement celles qui sont commises par « les institutions » ou un groupe perçu comme oppressif/dominant : l’État, l’Église catholique, les Blancs, les hommes (de préférence blancs), etc. Ainsi, la mort du jeune Aman, tué par des trafiquants de drogue, n’a suscité aucun débat sur les mafias tenant les « territoires perdus de la République » : elle n’entrait pas dans ce schéma opprimé/oppresseur. De même, les souffrances subies par les habitants du quartier de la famille Traore ne sont presque jamais évoquées. Ces souffrances gagnent légèrement en dignité lorsque l’on précise que les victimes de ces mafias « sont majoritairement immigrées ». Encore un petit peu si l’on trouve un moyen d’accuser les institutions et non les bourreaux : « elles sont abandonnées par l’État ». Mais elles n’auront jamais la dignité d’un trafiquant de drogue se tuant tout seul à motocross à 500 mètres d’une voiture de police.
Un biais menaçant la paix civile
Cette labellisation des souffrances pose trois grands problèmes : elle fausse le diagnostic en minimisant des faits de société très graves, qu’elle empêche donc de traiter, elle favorise le repli communautaire donc la dislocation de la société et elle légitime une action publique violente et liberticide contre des menaces imaginaires.
Ce biais pose un premier problème évident : il fausse le diagnostic. Il le fait de trois manières.
• Il masque les souffrances des groupes non-labellisés. Les souffrances de la « France périphérique » (Christophe Guilluy), par exemple, ont dû attendre la crise des gilets jaunes pour faire parler d’elles (temporairement ?).
• Il masque les souffrances qui ne sont pas dues à des groupes « oppresseurs ». La vie des noirs ou maghrébins tués par des criminels noirs ou maghrébins, les violences conjugales au sein des couples homosexuels ou immigrés, le harcèlement de personnes homosexuelles par des militant « LGBTQI+ », etc. ne sont jamais dénoncés : mieux vaut laisser souffrir des individus en silence que d’attenter à l’honneur d’un groupe labellisé. Tant pis pour les victimes.
• Enfin et par conséquent, il empêche de cerner la complexité des conflits sociaux. En rendant invisibles les souffrances de certains groupes, il crée l’illusion d’une opposition entre des groupes totalement victimes et d’autre uniquement coupables. Comment régler, par exemple, les éventuels problèmes de violence dans la police sans prendre en compte le quotidien des policiers régulièrement insultés, voire agressés ?

Cette attention exclusive aux souffrances labellisées pose un deuxième problème : dans le contexte actuel de valorisation des discours victimaires, elle favorise le communautarisme pour deux raisons.
• La première est qu’elle octroie une dignité supplémentaire aux membres des groupes labellisés. Elle incite donc leurs membres « objectifs » à se définir comme tels : les personnes homosexuelles à se définir comme LGBT, les membres de la « diversité visible » à se définir par leur origine, etc. La reconstitution de tribus indiennes sur la base d’un vague 16e de « sang peau-rouge », que nous évoquions dans notre hommage à Jean Raspail, illustre bien la puissance de ce besoin d’appartenance, quand les individus sont méprisés : « la tribu, réponse à la solitude de l’homme moderne ».
• La seconde raison a déjà été évoquée dans notre article sur l’impérialisme objectif. En faisant croire à une oppression unilatérale d’un groupe envers un autre, ce biais incite à la haine car il amène ses membres à construire un « discours victimaire » fondé sur une vision du monde faussée, selon laquelle ils ne sont coupables de rien et constamment victimes. Ce discours alimente l’esprit clanique, décrit notamment par le Dr. Maurice Berger.

Enfin, cette catégorisation, en faisant perdre toute attention aux torts subis par les personnes au profit de la seule appartenance des protagonistes, légitime les actions violentes et antidémocratiques. En effet, cette focalisation sur les catégorie amène à surévaluer la gravité de certains actes et à justifier des actions de répression inadmissibles. Ainsi, en réaction à un déploiement de banderoles qu’ils considéraient comme racistes, le député Vincent Ledoux n’a pas hésité à parler « d’ensauvagement qu’il faut combattre », reprenant un terme utilisé quelques jours plus tôt pour désigner une série de meurtres[3]. Le meurtre et l’opposition politique sont mises sur le même plan car seuls les groupes en jeu ont une importance : le racisme envers des minorités, quelles que soient ses manifestations, est devenu le crime des crimes.
À long terme, abandonner ce biais ; à court terme, le réorienter
Un réflexe d’honnête homme nous pousserait naturellement à vouloir supprimer ce biais pour retrouver une véritable attention aux personnes et cela nous semble justifié. Cependant, son influence est fortement ancrée dans nos sociétés occidentales, peut-être parce qu’il n’est que l’accentuation d’une tendance universelle de l’esprit humaine. Aussi faut-il, à court terme, utiliser ce biais pour aider les Occidentaux à prendre conscience de leur aveuglement.

Considérer d’égale manière les souffrances de chacun, indépendamment de son groupe, est une très belle exigence morale. Il est bon de se l’imposer à soi-même pour réfléchir aux grandes questions politiques. Elle nécessite une profonde remise en question car, si ces préjugés moraux illégitimes sont si puissants, c’est précisément parce qu’ils nous semblent être de bons sentiments moraux. Leur remise en cause paraît alors elle-même immorale à celui qui s’y emploie. Cette étrange culpabilisation de certaines idées tout à fait saines (mais contraires à l’idéologie dominante) est évoquée dans le roman 1984 de George Orwell. L’auteur anglais, séduit par le communisme dans sa jeunesse, décrit un aspect étonnant de la pensée tenue par une idéologie totalitaire : l’arrêt-du-crime (crimestop). « Le terme « arrêt du crime » signifie la faculté de s’arrêter net, comme par instinct, au seuil de toute pensée dangereuse. Elle inclut le pouvoir de ne pas saisir les analogies, de ne pas percevoir les erreurs de logique, de mal comprendre les arguments les plus simples s’ils sont hostiles à l’Ingsoc [nom du parti unique, dans le roman], et d’être ennuyé ou repoussé par tout train de pensée capable de mener dans une direction hérétique. En bref, l’arrêt du crime est synonyme de stupidité protectrice. »
En dehors d’articles de fond, dont la portée est probablement très réduite, un bon usage des faits divers pourrait être une solution pour toucher un public plus large. En effet, la labellisation des groupes est la forme la plus aboutie de la déshumanisation : celui qui y soumet sa pensée croit ne haïr personne. Il range simplement, sans haine et sans même s’en rendre compte, tout un groupe hors de la communauté des hommes méritant quelque considération. Il se construit une idéologies désincarnée perdant tout lien avec le monde réel. Il ne peut plus voir les souffrances pour ce qu’elles sont réellement et ne voit que des mots et leurs connotations : « racisme systémique », « inégalité », « discrimination » sont des concepts généreux ; « vandalisme », « meurtres gratuits », « crime organisé » sont des concepts mesquins, « rances »[4]. Sa pensée est faussée car elle n’est plus qu’une mise en relation de concepts éthérés or tout raisonnement est impossible sans contact avec le réel. Le fait divers concret, s’il ne prend pas le pas sur la réflexion, peut apporter à cette réflexion son nécessaire ancrage dans la réalité. Diffuser des témoignages de victimes accompagnés de mises en garde sur l’usage des « faits divers » (ils ne doivent pas remplacer les statistiques) est le premier pas vers le retour à une considération des personnes dans le débat public : il peut permettre de comprendre qu’un meurtre gratuit est plus grave qu’une remarque vexante à la cafétériat (micro-agression).
Entravée par notre « stupidité protectrice », cette conversion sera donc extrêmement longue. De nombreux français ont construit leurs valeurs morales (ouverture à l’autre, tolérance) sur ce biais de labellisation. Il faut donc trouver des solutions de court terme pour réorienter ce biais . Par exemple :
• Les honnêtes citoyens n’ont pas de « label » ? Il faut leur en créer un. Les gilets jaunes ont ouvert quelques portes, en redonnant leur dignité aux Français des zones périphériques. Il faut inventer des termes pour désigner les personnes non-labellisées et permettre l’intégration de leurs souffrances à la réflexion sociologique et politique.[5]
• La souffrance des prétendus « oppresseurs » n’est-elle pas prise en compte ? Il faut utiliser ce vocabulaire pervers, sans lequel beaucoup de Français ont du mal à réfléchir, et rappeler qui, aujourd’hui, est réellement oppresseur et impérialiste. Ainsi, comme le rappelait récemment une habitante de la banlieue lilloise, une mafia qui impose sa loi dans une ville n’est pas un groupe d’opprimés mais d’oppresseurs.
• Les responsables directs de la petite délinquance (les délinquants eux-même) ne seront-ils jamais considérés comme des oppresseurs ? Il faut dénoncer la responsabilité indirecte des autorités publiques : « la population est abandonnée » par les responsables qui devraient les protéger.
La correction du biais de labellisation de la souffrance sera longue à opérer. Ceux qui s’y emploieront seront réprouvés car ce biais est devenu, pour beaucoup de Français, l’alpha et l’omega de la philosophie morale. Cette correction ne se fera donc pas sans la dénonciation de l’hégémonie de la posture morale dans la réflexion politique. Celle-ci constituera le sujet du quatrième article de notre dossier. Avant cela, le troisième présentera un autre biais majeur de la réflexion anti-raciste : la minimisation des risques encourus par la société dans son ensemble.
[1] Cette influence est au moins évidente parmi les militants actifs du nouvel antiracisme, comme le montre un récent entretien avec Geoffroy de Lagasnerie, « sociologue » d’extrême gauche, partisan au point de déduire la définition même des sciences sociales de l’idéologie marxiste : « La question sociologique de base est la question de la production, par la société, de groupes, soumis à des mécanismes de domination objective qui s’abattent sur eux et par lequel (sic) ils doivent compter. »
[2] Les trois exemples de « micro-agressions » mentionnées au début de l’article du monde permettront au lecteur de comparer leur gravité avec celle de la mort de Mélanie Lémée, Philippe Monguillot et de Thomas (Val d’Oise) : « « Vous venez de quel pays ? » « Tu dois aimer quand il fait chaud ! », « Comme vous parlez bien français ! » Ces petites remarques anodines se veulent souvent bienveillantes. En réalité, elles pétrifient les Français des Antilles ou d’origine africaine à qui elles s’adressent. »
[3] La députée visée par les banderoles a ainsi déclaré : « Ces gens-là, il faut les combattre, parce qu’ils sont hors des lois de la République. » https://www.youtube.com/watch?v=5VyKKpJEeds
[4] « Dans la Fachosphère, paru mercredi, on découvre les grandes familles de ce marigot disparate mais très actif. Une faune suffisamment influente pour enflammer la Toile et faire, par exemple, d’un simple fait divers une polémique nationale aux relents racistes. » (« La France Rance », Libération, septembre 2016)
[5] C’est peut-être, en un sens, ce que Michel Onfray veut faire avec son utilisation du terme « peuple ». Ségolène Royal avait été gentiment moquée en 2007 pour son utilisation de l’expression « les gens ». C’est peut-être un petit peu injuste. Le terme n’est pas si mauvais, en raison, précisément, de sa pauvreté sémantique : un ensemble de personnes, hors de tout label.