Le Privilège d’amalgame

[Cet article est le premier d’une série consacrée à l’échec de l’antiracisme. De nombreux intellectuels progressistes critiquent aujourd’hui les « dérives » indigénistes des mouvements prétendument antiracistes. Nous ne remettons pas en question la sincérité de ces condamnations mais pensons que, pour être fertile, la critique doit remonter aux fondements de l’antiracisme politique, où se trouvent les germes de ces « dérives ». Ainsi seulement pourrons-nous reconstruire une réflexion et une action politiques ayant encore quelque chance d’empêcher la dislocation de nos sociétés.]

Le drame de la mort de George Floyd fut très rapidement suivi par un regain de popularité du mouvement « Black Lives Matter ». À l’inverse, trois affaires récentes impliquant des agresseurs extra-européens et des victimes autochtones n’ont pas ouvert le débat sur les liens entre immigration et insécurité. Cela doit nous amener à nous poser la question des critères de choix médiatiques dans la généralisation de faits divers (extrapolation d’un cas à une vérité générale) et l’usage « d’amalgames » (assimilation illégitime d’un sous-ensemble à un ensemble plus grand).

Il semble, en effet, que chaque tendance politique accepte les généralités « qui l’arrangent » et refusent celles « qui la dérangent ». Nous pensons que ces désaccords, quoique exprimés en termes factuels, reposent non sur la validité statistique des généralités exprimées mais sur leur pertinence politique : dans quelle mesure des gens vont-ils souffrir de l’énoncé de cette généralité et quels problèmes cet énoncé permettra-t-il de résoudre.

Si cette sorte de malhonnêteté intellectuelle est commune à tous les courants politiques, l’idéologie dominante a, elle, un « privilège d’amalgame », qui lui permet de verrouiller le débat en décrétant quels événements sont représentatifs de faits sociaux et lesquels ne sont que des « faits divers » isolés. C’est donc en étudiant les biais dans l’évaluation de la pertinence politique par l’idéologie dominante, que nous pourrons comprendre les causes de l’aveuglement de l’antiracisme de ces dernières décennies, qui a empêché de voir sa dérive en séparatisme racial.

Il y a un bon et un mauvais usage de la généralisation de l’exemple

La mise en avant de « faits divers », parfois critiquée, n’est pas mauvaise en elle-même. S’il ne remplace pas la statistique, le fait divers a en effet deux utilités :

  • Il permet de susciter l’intérêt sur un fait statistiquement significatif mais ignoré,
  • Il permet de mettre une réalité concrète sur un fait statistique connu.

Ainsi, la mort filmée d’un forcené entre les mains de la police peut susciter le débat sur les violences policières et sur un potentiel racisme au sein des forces de police. Il peut aussi permettre de comprendre plus concrètement ce qui se passe lors d’une interpellation qui tourne mal. Si l’analyse statistique prend le relai, le fait divers a joué un rôle positif dans le débat public.

Graphique résumant les données sur lesquelles s’appuient les « Décodeurs » du Monde

Or l’on est marqué, à la lecture de nombreux articles de journaux traitants de sujets de nature statistique, par le manque total de rigueur des journalistes. À cet égard, l’article des « Décodeurs » du Monde est particulièrement parlant, puisque le rôle de cette rubrique est précisément d’apporter de la rigueur. Tout en critiquant, visiblement à juste titre, les erreurs de personnalités de droite, les « décodeurs » se trouvent soudainement moins pointilleux en fin d’article, pour évoquer un chiffre censé prouver le racisme de la police américaine. Le chiffre donné en conclusion n’est en effet que le rapport entre le nombre de morts et la population totale par « ethnicity », chiffre totalement inutile car soumis à un nombre incalculable de biais statistiques (différences de taux de criminalité, de comportement face à la police, de lieux d’habitation, etc.) Il n’est accepté que parce qu’il conforte Le Monde dans son idéologie.

Exemple de sélection visiblement arbitraire des faits divers significatifs

Bien que l’analyse statistique ne soit pas le fort des journalistes, ils sont capables de déterminer quelle généralisation est pertinente et laquelle ne l’est pas. Lors de la mort de George Floyd, les médias libéraux américains et la majorité des médias français ont ainsi immédiatement extrapolé pour évoquer le problème du racisme dans la police américaine. Il en est de même, lorsque des terroristes d’extrême droite (tueur de Christ Church) passent à l’acte et qu’est évoquée la menace de « l’extrême droite » en général. À l’inverse, lors d’attentats islamiques, les médias sont très prudents avant de généraliser (l’hypothèse du déséquilibre mental permet d’isoler l’individu de son groupe). Une fois que la généralisation est indubitable (le tueur, sain d’esprit, a bien agi au nom de l’islam), ils refusent « l’amalgame », en réduisant autant que possible la taille du groupe mis en cause, grâce à une définition plus ou moins ad hoc : « les extrémistes » ou « l’islam politique ». De même, les innombrables faits divers mettant en cause des agresseurs étrangers ou d’origine étrangère amènent rarement les médias à s’interroger sur le lien entre immigration criminalité.

Se dégage ainsi ce que l’on pourrait appeler un « privilège d’amalgame »[1] : l’idéologie dominante peut verrouiller le débat en déterminant quels faits sont significatifs et lesquels ne le sont pas, sans lien avec la pertinence statistique de leur généralisation.

Pertinence statistique et pertinence politique

Il semble que la sélection des faits-divers significatifs et des généralités acceptables s’explique par la considération non de la vérité (pertinence statistique) mais de la pertinence politique : quel bien puis-je tirer de cette extrapolation et quel mal peut-il en sortir. Cette importance de la pertinence politique est d’ailleurs parfois mentionnée, lorsque le débat s’engage réellement : « quand bien même ce serait vrai, à quoi cela vous avance-t-il de le dire ? ». Notons que cette sorte de malhonnêteté intellectuelle se retrouve dans chaque famille politique et non seulement chez « les bien-pensants ». Ainsi, dès lors qu’une généralisation est proposée, la partie adverse ne répond souvent pas par des données statistiques mais dénonce une incitation à la haine : contre les musulmans, la police, les blancs, les noirs, les maghrébins, etc. Face à cela, le parti usant d’une généralité accuse l’autre de cacher un problème : la violence de l’islam, la violence de la police, le racisme des Européens de souche, le racisme anti-blanc, etc. Le débat ne porte jamais sur les chiffres.

La plupart du temps, les deux parties ont, d’une certaine manière, raison. En effet, comme l’illustre notre matrice de la pertinence politique (cf. illustration), l’évaluation de la pertinence politique d’une généralité est toujours un arbitrage car toute alerte contre une tendance excessivement représentée au sein d’une population jette la suspicion sur l’ensemble de cette population, ce qui peut entraîner des injustices envers les individus innocents parmi elle. Dénoncer la violence de l’islam peut entraîner la haine des musulmans, dénoncer la violence de la police peut entraîner la haine des policiers et des institutions, etc. Ainsi, bien souvent, le désaccord de fond ne porte pas sur l’interprétation des chiffres (pertinence statistique) mais sur l’évaluation de l’utilité de la généralisation et des risques encourus par le groupe mis en cause.

C’est donc rarement la pertinence statistique du fait énoncé, qui détermine la position de chacun mais l’ordre des priorités de chaque objectif politique et l’évaluation du risque encouru par chaque groupe. Cela est vrai dans toutes les familles politiques, seulement voici : la famille politique majoritaire dans les médias impose sa grille de lecture et s’octroie ainsi un « privilège d’amalgame ». Le terme même de « fait divers » devient alors une arme idéologique : tout fait invalidant l’idéologie dominante devient un fait « divers », c’est à dire « non significatif ». À l’inverse, un fait rarissime validant l’idéologie dominante est appelé « cas de » ou « illustration de » : « encore un cas de racisme systémique ». Le débat est verrouillé.

Ce détour par le concept de « pertinence politique » était important pour comprendre les causes de l’aveuglement antiraciste : il ne vient pas d’une incapacité à interpréter des faits statistiques mais de plusieurs erreurs d’appréciation des risques politiques. Nous pensons avoir repéré trois grands types d’erreur, qui feront l’objets des trois prochains articles de notre série.

Les causes de l’aveuglement antiraciste

La première erreur à l’origine de l’aveuglement de l’antiracisme consiste à minimiser les souffrances de certains groupes. Nous verrons ainsi, dans le deuxième article de cette série, comment l’influence de la pensée marxiste nous semble avoir inhibé l’attention aux souffrances individuelles, en construisant un discours centré sur les groupes, qui ne permet de compatir qu’aux souffrances des individus pourvus d’une « étiquette » : la souffrance des gens laids laisse indifférent mais les gros bénéficient depuis peu de quelque attention car ils ont été catégorisés et leur malheur a donc été labellisé. C’est de la « grossophobie » : il est permis d’y compatir. Le peuple autochtone, à l’inverse, et plus généralement toute personne ne se définissant pas par son appartenance à un groupe labellisé, ne sont pas catégorisés. Ce biais empêche, non seulement, de mettre en œuvre une politique fondée sur le réel souci des personnes mais incite également les individus à se rattacher à un groupe, pour être reconnus : il crée du comunautarisme.

La seconde erreur consiste, elle, à minimiser le danger de certaines évolutions sociales. Nous verrons, dans l’article qui lui sera consacré, qu’elle est liée, non seulement à la tendance déjà citée à catégoriser les individus (et, par-là, à les déshumaniser), mais également à notre incapacité à comprendre trois aspects de la réalité :

  • Le passé, systématiquement présenté comme simple opposition entre bons et méchants, ce qui empêche d’analyser les conditions d’éclatement des conflits,
  • Le présent, par un mauvais cartésianisme nous empêchant de concevoir que d’autres personnes puissent entretenir un rapport au monde radicalement différent du nôtre,
  • L’avenir, notamment par la négligence d’un fait fondamental qui préside à l’évolution idéologique des civilisations : la succession des générations.

Cette triple incapacité nous empêche de prendre conscience que notre civilisation est fragile.

La dernière cause de l’aveuglement antiraciste est plus fondamentale et est d’ordre moral : elle consiste en une confusion entre la morale antiraciste personnelle (souvent mal comprise) et la responsabilité politique. Toute réflexion est alors faussée, puisque la pertinence politique (dans quelle mesure les personnes concernées par la généralisation vont-elles bénéficier ou souffrir de l’énoncé de cette généralité) est remplacée par l’intérêt personnel (dans quelle mesure mon image va-t-elle en souffrir, celle que je renvoie, comme celle que j’ai de moi-même). Dès lors, la question de la vérité et de la logique argumentative ne se pose plus. Nous verrons donc, dans le quatrième article de notre série, comment cette primauté de la posture morale favorise la montée des tensions raciales, en empêchant de résoudre les problèmes de fonds des différentes minorités et en accroissant l’incompréhension entre les différents groupes.

Conclusion

Comme nous l’avons vu, la décision d’extrapoler un fait divers se fonde rarement sur de réelles considérations statistiques mais bien plutôt sur la pertinence politique de l’extrapolation. Elle résulte d’un arbitrage entre le bien obtenu grâce à cette extrapolation (la désignation d’un problème, qu’il sera donc possible de traiter) et le mal qui pourrait en sortir (la stigmatisation des individus appartenant au groupe concerné).

Cette grille de lecture nous permettra d’analyser les différentes causes de l’aveuglement antiraciste, s’exprimant par le « privilège d’amalgame » et aboutissant, comme nous le constatons aujourd’hui, à la montée du séparatisme racial. Nous développerons chaque cause dans un article :

  • La compassion labellisée
  • La fragilité des civilisations
  • L’hégémonie du qu’en-dira-t-on

Nous proposerons enfin, dans un dernier article ou deux, une approche réaliste du défi antiraciste, fondée sur une définition claire de ses objectifs, un diagnostic libéré des contraintes de la posture morale et un réalisme de ses ambitions. C’est en voulant construire un paradis sur terre que le XXe siècle a sombré dans l’enfer totalitaire et c’est en rêvant d’une « tolérance » à toute épreuve, que nous avons mis en danger la paix civile : nous devons réapprendre à nous contenter d’espérer une imperfection à notre portée.


[1] « Privilège » est évidemment ici un terme quelque peu provocateur mais pas si éloigné de la réalité : il existe effectivement des lois (Gayssot, Pleven) interdisant l’énoncé de certaines vérités générales.

Un avis sur « Le Privilège d’amalgame »

Laisser un commentaire