Le 23 février dernier sortait le quinzième numéro de Franc-tireur, magazine proche de la doctrine « républicaine » ou « antiraciste universaliste », se donnant pour mission de lutter « contre les populismes », « contre toutes les fièvres identitaires » ; en un mot, sans que le concept soit cependant mentionné sur la page de présentation du site internet : contre les deux mors de la « tenaille identitaire ».
La une de ce numéro annonçait une enquête sur les origines de « l’idéologie » du Grand Remplacement, enquête offrant involontairement une plongée intéressante dans la pensée antiraciste.
I. Le rapport antiraciste au débat contradictoire
Cet article de Gaston Crémieux consiste en une réfutation très renseignée de la « légende » selon laquelle Renaud Camus serait « un écrivain de gauche saisi par des idées racistes au contact de réalité ». Certains arguments sont plus convaincants que d’autres. On peut trouver ici une critique de l’utilisation de certaines citations et la réponse de l’auteur de l’article, Gaston Crémieux, ainsi que la réaction d’un lecteur de Renaud Camus ou l’une de celles de Renaud Camus lui-même.
Mettons cependant de côté ce débat-là, pour nous intéresser au fond : que révèle le choix des citations, au-delà de la question de l’honnêteté dans leur restitution, sur le rapport de l’auteur à la vérité ? Le but de la démonstration de Gaston Crémieux est de prouver que le « Grand Remplacement » n’est pas un simple constat porté sans a priori par un auteur de gauche mais une lecture idéologique de la réalité, portée par un auteur a priori convaincu. Ce texte constitue l’intégralité du dossier que le journal annonce en une et qui est censé « autopsier » le « fantasme » du Grand Remplacement. Que la démonstration soit valide ou non, il est intéressant de noter que, pour Franc-tireur, l’étiquette idéologique suffit à qualifier une pensée de fantasme. Le débat, dans la mentalité antiraciste, ne sert pas à confronter des points de vue pour mettre en lumières les limites de chacun d’eux et permettre ainsi à chacun d’affiner sa compréhension du réel (sans forcément tomber d’accord) mais à traquer les idéologies inadmissibles, qu’il convient de dénoncer et dont le débusquage vaut réfutation.
L’une des citations mises en avant pour dénoncer la duplicité de Renaud Camus est particulièrement révélatrice de l’idée que l’auteur de l’article se fait du débat (nous retranscrivons également le contexte mais seul l’extrait en italique apparaît dans l’article) :
« J’ai été profondément choqué d’apprendre que, durant la célèbre manifestation antiremplaciste de Charlottesville, en 2017, à côté des gens qui criaient « Vous ne nous remplacerez pas ! », […] certains, une minorité, criaient « Les Juifs ne nous remplaceront pas ! » […]
« Ce ne sont pas les Juifs, qui vous remplacent. Taylor n’était pas juif. Ford n’était pas juif et, en fait, comme nous l’avons vu, il était même grandement antisémite. Soros est, certes, juif, et il joue un rôle essentiel dans le remplacisme global [traduit, dans l’article, par « mondial », probablement en raison de l’ambiguïté du terme « global », Renaud Camus ayant écrit son livre en anglais], comme l’ont fait, à plus petite échelle et avec des moyens plus limités, nombre d’intellectuels, de journalistes, de chroniqueurs ou d’écrivains juifs, promoteurs en leur temps de l’immigration massive, ou de la migration de masse. Mais cela a sensiblement changé, heureusement (de mon point de vue) ; et la proportion de Juifs remplacistes et de Juifs anti-remplacistes est maintenant presque inversée. Quoi qu’il en soit, les Juifs sont très divisés sur cette question, ce qui les rend semblables à toute autre communauté. » (Renaud Camus, You will not replace us !, 2018.)
Renaud Camus, dans cet extrait, plutôt que de se contenter de se « désolidariser » sans ambiguïté et en bloc de théories qu’il tiendrait pour condamnables, débat succinctement avec elles et leur concède leur part de vérité factuelle, avant de les réfuter, parce qu’il les tient pour fausses. Qu’une telle approche soit considérée comme une preuve de son antisémitisme dissimulé illustre le rapport antiraciste au débat public, fait de condamnation morale plutôt que de réfutation factuelle, et pour lequel l’intelligence, avec l’ennemi idéologique, est un crime. Ce rapport au débat d’idées repose sur un rapport particulier à la vérité sur lequel il convient de nous arrêter maintenant.
II. Le rapport antiraciste à la vérité
Pour prouver le profond racisme de Renaud Camus, l’auteur de l’article met en avant les extraits suivants de son livre Buena Vista Park :
« On éviterait bien des pertes de temps dans la lutte contre les différents racismes si l’on admettait qu’une majorité peut-être des propos racistes sont vrais : oui la criminalité est plus forte parmi les travailleurs immigrés, oui les juifs ont une plus forte tendance à la paranoïa, les homosexuels à l’hystérie, etc. Quand j’enseignais dans un collège du Sud, aux États-Unis, les quelques étudiants noirs qui permettaient de proclamer le collège intégré donnaient toutes les apparences d’une intelligence moindre. […] Le racisme essaie toujours de faire passer ses conséquences pour sa raison d’être. » (La dernière phrase, qui suit presque immédiatement dans le livre de Renaud Camus, n’apparaît pas dans l’article de Franc-tireur.)
Pour l’auteur de l’article de Franc-tireur, ces constats factuels (qu’ils soient vrais ou faux) relèvent d’une idéologie précise, à laquelle ils prouvent que Renaud Camus adhère : le racisme biologique de la Nouvelle Droite. Cet étiquetage idéologique révèle un rapport problématique à la vérité.

Cette approche de la vérité, que nous allons définir dans un instant, s’est retrouvée dans une enquête récente sur la montée de l’antisémitisme en France. Ce travail, très sérieux au demeurant, et mettant en lumière des tendances réelles et inquiétantes, était fondé sur un questionnaire permettant d’évaluer l’antisémitisme des personnes interrogées. Au milieu de jugements de valeurs (« Les Juifs ont trop de pouvoir dans le domaine des médias ») et de théories plus ou moins complotistes mais surtout très floues (« Les Juifs sont responsables de nombreuses crises économiques »), qui trouvaient tout à fait leur place dans ce questionnaire, se trouvaient des assertions factuelles et, pour l’une d’elles du moins, tout à fait vérifiables : « Les Juifs sont plus riches que la moyenne des Français ». Évaluer l’antisémitisme de quelqu’un sur de telles affirmations serait légitime si on les mettait en regard de statistiques prouvant leur fausseté : alors l’on pourrait mettre en lumière une vision déformée de la réalité ; or ce n’est pas ce que faisait cette étude, qui se contentait de nommer ces affirmations « préjugés ».
Quel est donc ce rapport antiraciste à la vérité ? Il est tout simplement un rapport idéologique ; non pas en ceci qu’il serait biaisé (qui ne l’est pas ?), mais en ce qu’il rejette a priori toute considération sur la véracité ou la fausseté de certaines idées, de constats, de jugements, pour peu qu’ils soient considérés comme racistes. La criminalité est-elle plus forte parmi les travailleurs immigrés ? Les étudiants noirs du collège où enseignait Renaud Camus avaient-ils effectivement une intelligence moindre (s’ils avaient été admis par discrimination positive, cela semble mécaniquement inévitable) ? Les Juifs sont-ils plus riches que la moyenne des Français ? La question que devrait se poser la pensée au sujet de telles assertions est : « Sont-elles vraies ? ». La question que se pose l’antiracisme est : « Sont-elles racistes ? »

Nous avons expliqué, dans Trois Coups de tonnerre, ce qui nous semblait constituer le fondement intellectuel d’une telle approche de la vérité : considérant que les grands drames historiques naissent de l’émergence d’idées coupables, et non des conditions géopolitiques ou démographiques où celles-ci sont nées, l’antiracisme considère qu’il est plus important de lutter contre ces idées que de décrire la réalité. Lorsque cette réalité est précisément un contexte instable risquant d’entraîner, à terme, des conflits, l’antiracisme impose alors très précisément un tabou sur les constats mêmes qui permettraient de voir, prévoir, prévenir les menaces pesant sur la concorde nationale. C’est ainsi, comme nous allons enfin le voir, que l’antiracisme traditionnel, y compris dans sa tendance universaliste, a favorisé l’émergence de tout ce qui est aujourd’hui dénoncé comme « nouveau racisme ».
III. L’antiracisme, père de l’indigénisme
Cette approche antiraciste de la vérité a d’abord, comme nous le suggérions, entraîné un aveuglement volontaire face aux évolutions les plus inquiétantes de la société française. Ainsi, dans Les Territoires conquis de l’islamisme, Bernard Rougier écrit que des explications erronées du phénomène de la radicalisation islamiste, minimisant le rôle du contexte culturel et communautaire, avaient été favorisées pour « ne pas fournir à l’extrême droite des arguments supplémentaires dans le débat public à l’encontre des populations d’origine étrangère ». De même, si la phrase de Renaud Camus sur la sur-délinquance des travailleurs immigrés, dont la véracité est aujourd’hui à peu près communément admise, doit être rejetée, non parce que fausse, mais uniquement parce que raciste, comment espérer lutter efficacement contre un phénomène que l’on s’interdit ainsi de comprendre ?

La phrase portant sur la richesse relative des Juifs, que l’étude que nous évoquions présentait comme un indicateur d’antisémitisme, est un exemple plus complexe de cas où l’antiracisme entraîne un aveuglement regrettable. Les statistiques à ce sujet ne sont pas disponibles en France mais, pour les États-Unis, quelques secondes de recherches suffisent à trouver la confirmation de ce « préjugé » : oui, les Juifs, comme les Indous, ont, en moyenne, un revenu supérieur à celui du reste de la population, comme l’indiquait une étude du Pew Research Center en 2016. D’où vient donc le problème de l’antisémitisme ? De ce préjugé sur les Juifs, qui se trouve, du moins pour les États-Unis, être tout à fait fondé factuellement, ou de la haine stupide et aveugle des riches, promue par une vision socialiste, erronée, de l’économie, vue comme un jeu à somme nulle ? N’aurait-il pas été plus facile, sans ces tabous portant sur des vérités statistiques tout à fait vérifiables, de prédire l’antisémitisme dans le mouvement Black Lives Matter ou dans les mouvements indigénistes ? Celui-ci n’est pas très difficile à comprendre : le wokisme et l’indigénisme considèrent que, si les Blancs sont plus riches que les noirs, c’est qu’ils leur ont volé la différence ; or les Juifs sont, en moyenne, plus riches que les noirs et même que les autres blancs ; donc ces idéologies devaient, à terme, considérer les Juifs comme responsables par excellence du malheur des noirs. Contre quoi faut-il lutter ? Contre des vérités statistiques ou contre la haine des riches ? Contre la vérité ou contre la haine ?
L’antiracisme a, non seulement empêché de prévoir et même de constater l’émergence des « nouveaux racismes » (wokisme, indigénisme, etc.), mais a également favorisé cette émergence en apportant des raisons à la haine. Quelle autre explication que les théories du racisme systémique reste-t-il, en effet, à une pensée à qui la doctrine antiraciste interdit a priori d’énoncer l’hypothèse, ne serait-ce que pour la réfuter, de l’existence de causes endogènes aux inégalités entre différentes composantes ethniques ou raciales d’une société donnée ? Si toute explication endogène des inégalités est exclue a priori, non parce que fausse, mais parce que raciste, l’hypothèse du racisme systémique demeure seule capable de rendre compte de constats qu’aucun déni ne parvient tout à fait à dissimuler. Bien sûr, les antiracistes universalistes dénoncent aujourd’hui certains mensonges du wokisme et de l’indigénisme mais à tout le moins leur doctrine a-t-elle imposé un rapport à la vérité et au débat qui a engendré et armé rhétoriquement ces doctrines1.
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Ainsi le dossier de l’hebdomadaire Franc-tireur révèle-t-il le rapport idéologique qu’entretient l’antiracisme avec le débat public et la vérité. Celui-ci a, non seulement empêché de prévoir et de constater l’émergence d’idéologies séditieuses menaçant la paix civile, mais également, par les contraintes intellectuelles qu’il a imposées, rendu nécessaire l’une des thèses centrales de ces idéologies : dernière explication autorisée de phénomènes impossibles à nier mais dont le constat froid vallait l’apposition d’une étiquette infamante, la théorie du racisme systémique est soudainement devenue, à cause des œillères idéologiques de l’antiracisme, comme un nouvel « asile de l’ignorance », un asile de l’ignorance volontaire.
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1. Nous étions tenté d’écrire ici « qui se retournent aujourd’hui contre elle » mais cette idée de succession temporelle ne serait pas totalement juste car, comme le montre Emmanuel Debono dans certains chapitres de son livre Le Racisme dans le prétoire, l’opposition entre l’antiracisme universaliste, notamment défendu par la Licra, et un antiracisme moins sensible à la haine anti-blanche et motivé par des considerations plus politique (communisme, anti-colonialisme) existe depuis les années 1960 : « Au tout début des années 1960, la LICA n’hésite pas à parler de « néoracisme anti-blanc » pour décrire les violences anti-européennes dans les colonies, même si elle estime qu’elles ne sont qu’une réaction au racisme colonial. La direction du MRAP refuse pour sa part l’emploi d’une expression qui paraît accabler une partie de l’humanité engagée dans un processus de libération à l’égard de la domination coloniale. Pour l’extrême droite en revanche, la notion a toute sa pertinence au regard de la menace présumée que font peser sur les blancs d’Afrique du Sud ou de Rhodésie la majorité noire de ces pays. Aux États-Unis, le concept de Black Power soutenu par Stokely Carmichael, à partir de 1966, est vu comme l’expression aboutie d’un suprématisme noir sur le point d’exterminer les blancs et de submerger l’Occident. » L’objet du présent article est néanmoins de montrer que, malgré cette opposition ancienne, les deux antiracismes procèdent de rapports similaires à la vérité et au débat : c’est en grande partie parce qu’il a popularisé et légitime cette mentalité idéologique, que l’antiracisme universaliste a, sans le vouloir, préparé les esprits au succès de l’indigénisme, qui s’oppose désormais à lui frontalement.
Excellent article merci et qui souligne, par l’exemple, le bien fondé des thèses de votre livre… !
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Merci cher Lomig !
Votre message me rappelle que je n’ai toujours pas répondu à votre article sur ce livre, justement…
À bientôt !
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