La récente reculade du ministre de l’Intérieur Christophe Castaner face aux intimidations du collectif La Vérité pour Adama a été très critiquée, en tant qu’elle donnait la primauté à l’émotion sur la justice. Nous pensons que cette primauté, qui n’est pas nouvelle, ne vient pas d’une simple compréhension puérile et sentimentale de la justice mais d’une volonté de privilégier l’ordre apparent à la justice réelle : les gouvernants sont prêts à céder aux mouvements les plus violents, pour donner l’illusion de l’ordre, quitte à sacrifier la justice, voire la sécurité des habitants des territoires perdus. Ce nouveau « parti de l’ordre » est non seulement un danger pour la justice, qu’il piétine, mais aussi pour la démocratie : si les démocraties se montrent incapables de résister aux ennemis qui menacent les sociétés occidentales, celles-ci risquent de réagir brutalement et de rejeter durablement les institutions démocratiques, qu’elles croiront responsables de la faiblesse de leurs dirigeants.
La primauté de l’émotion sur la justice
Le mardi 9 juin 2020, Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur du Gouvernement d’Edouard Philippe, a annoncé que les manifestations de protestations contre les violences et le racisme policiers, quoique interdites pour raisons sanitaires, seraient tolérées en raison de l’émotion mondiale suscitée par la mort de George Floyd, Américain noir tué aux États-Unis par un policier le 25 mai 2020. Cette déclaration a suscité l’indignation d’un certain nombre de journalistes et d’internautes, qui y ont vu, à juste titre pensons-nous, un aveu inassumé de la faillite de l’État, celui-ci ayant également renoncé, une semaine plus tôt, à disperser l’immense manifestation organisée illégalement par le collectif La Vérité pour Adama. L’affaire avait de quoi interpeler : une foule, menée par un « clan » faisant visiblement régner la terreur sur son territoire[1] et par des militants radicaux[2], prenait illégalement le contrôle de la rue, avec l’assentiment du gouvernement, pour influencer un procès en cours.
Ce droit donné à « l’émotion populaire » sur la justice semble aujourd’hui, heureusement, faire réagir ; il n’est pourtant pas nouveau. En 2016, François Hollande – selon la vieille tradition mitterrandienne consistant à ne dénoncer les pouvoirs démesurés du président que lorsqu’ils ne sont pas entre ses mains – avait ainsi accordé la grâce présidentielle à Jacqueline Sauvage, coupable d’avoir assassiné son mari, dans des conditions totalement étrangères au cadre légale de la légitime défense. Plus simplement, cette position a été celle de la majorité des journalistes à chaque « émeute en banlieue », interprétée comme une légitime révolte, peut-être un peu excessive dans ses moyens, contre des inégalités intolérables ou contre la violence policière.
Cette primauté de l’émotion sur la justice se retrouve dans les réactions populaires, si tant est que les utilisateurs des réseaux sociaux soient en partie représentatifs des mouvements de fonds de la société. Ainsi, le 25 mai 2020, avant la mort de George Floyd, avait lieu une autre « affaire », bien moins grave, lorsque fut diffusée une vidéo montrant Amy Cooper, une promeneuse américaine, menacer celui qui la filmait d’appeler la police en disant qu’un homme afro-américain mettait sa vie en danger. En se fondant sur ces quelques secondes de vidéo, l’immense majorité des internautes s’est accordée à considérer, non seulement que cette femme était raciste, mais que cette éventuelle expression fugitive de son vice justifiait que son nom et son image soient diffusés dans le monde entier, qu’elle soit injuriée pour avoir appelé la police et que son employeur la licencie le lendemain, pour montrer patte blanche. Aucun des journaux français qui ont relayé l’affaire, à notre connaissance, n’a fourni d’éléments de contexte ou émis des réserves sur le bien-fondé de ce lynchage. Le principe du contradictoire et le droit du travail ne devaient pas s’appliquer dans un cas aussi grave.
Ainsi, les gouvernants, les journalistes, comme les simples citoyens semblent de plus en plus acquis à l’idée qu’il peut être justifié de renoncer à une vision trop stricte de la justice, si l’émotion le dicte, et que l’on peut bien accepter un petit peu de désordre, si l’on a du cœur.
Le parti de l’émotion : un parti de l’ordre, le courage en moins
Une primauté de l’émotion, donc ? À y regarder de plus près, on y voit pourtant ce que l’on a d’ordinaire tendance à dénoncer avec la plus grande fermeté : la primauté de l’ordre. On pourrait, en effet, à première vue, croire à une sincère tendresse pour la victime d’un drame, qui ferait sincèrement oublier que, dans une société civilisée, la vérité sur un crime n’est dite que par une enquête approfondie et un jugement contradictoire ; jamais par la foule. Dans cette interprétation, les responsables politiques permettraient des troubles à l’ordre public pour favoriser la justice. Pourtant, à chaque fois, les responsables qui cèdent à ce chantage sentimental ne cèdent que face aux plus forts, qu’ils soient politiquement influents sur leur base électorale (les féministes défendant Jacqueline Sauvage) ou qu’ils soient potentiellement violents (les émeutiers). Jamais un président français n’a envisagé de gracier le gérant d’un bar-tabac ou d’une station-service condamné pour avoir tiré sur un trente-septième cambrioleur mais il faut les comprendre : personne ne lance d’émeute en leur honneur, personne n’agresse de policiers, aucun acteur, aucune chanteuse n’accourt à leur secours et leurs comités de soutien n’ont pas la force de frappe d’organisations subventionnées.
L’Occident, en adoptant des positions philosophiques de plus en plus relativistes, a très largement perdu sa capacité de jugement et ses dirigeants s’en remettent donc essentiellement aux réactions des acteurs les plus influents de la société civile pour juger de la pertinence de leurs actions :
- La réaction des grands médias,
- La réaction de la communauté internationale et des ONG,
- La réaction supposée des électeurs (sondages),
- Le jugement supposé de l’Histoire.
Dans le cas qui nous concerne, la peur du jugement de l’Histoire fait craindre aux gouvernants de rester dans les mémoires comme les responsables de l’éclatement d’une guerre civile. Les réactions des médias, de la communauté internationale et des ONG les empêchent, elles, de maintenir l’ordre, par peur de faire des blessés, voire des morts. La réaction des électeurs, enfin, est souvent éphémère et s’apaise lorsque la presse change de sujet de prédilection. Les dirigeants tolèrent donc les « débordements », en espérant que la situation ne s’aggravera pas assez vite pour que la postérité les tienne pour responsable de l’effondrement qu’ils redoutent.

Cette attitude est extrêmement grave car elle donne, de fait, le pouvoir aux groupes les plus violents et les mieux organisés, qui ont compris cette dialectique de la violence et de la non-violence. Nous croyons en identifier deux principaux : le « totalitarisme islamique » et la gauche indigéniste ou prétendument « antifasciste ». Alexandre Del Valle a cherché à montrer, dans La Stratégie de l’intimidation, comme les différents pôles du « totalitarisme islamique » jouaient de cette dialectique, en utilisant le levier de la victimisation antiraciste d’une part et celui de la violence d’autre part (« coupeurs de langues » et « coupeurs de têtes »). La gauche radicale, elle aussi, semble avoir compris la puissance de cette dialectique, lorsqu’elle fait usage de la violence. Ainsi, Peter Gelderloos, militant anarchiste reconnu, cherche-t-il à montrer, dans Comment la non-violence protège l’État, que les mouvements sociaux radicaux ne peuvent fonctionner qu’en respectant la diversité des tactiques (violentes et non-violentes). Il serait présomptueux, simpliste et malhonnête de prétendre, en quelques lignes, contester ici ses positions. Sans entrer dans le détail de ses arguments – plutôt convaincants, au demeurant –, notons seulement trois éléments de sa doctrine. Premièrement, les « violences » du système capitalistes justifient la violence mise en œuvre pour lui résister. Deuxièmement, l’action violente a l’avantage de « révéler » le caractère répressif de l’État, en poussant la police à la bavure (voir note en fin d’article). Troisièmement, les opinions de la majorité étant conditionnées par l’État, il faut « travailler à accroître la radicalité militante, enseigner par l’exemple et augmenter le niveau de radicalité acceptable ».
Les gouvernants se trompent donc en croyant pouvoir apaiser la colère s’exprimant dans ces mouvements violents : il s’agit rarement d’une colère ponctuelle ni d’un mouvement spontané de la population mais d’une stratégie de long terme de destruction des institutions. Face à une reculade de l’État, le militant radical n’est pas satisfait ni ne se calme : il ricane et avance d’un pas.
Pour sauver la démocratie
La primauté de l’émotion n’est ainsi qu’une primauté de l’ordre appliquée par un gouvernement trop lâche pour assumer un désaccord avec des contre-pouvoirs que leur hégémonie a rendu incontestables. Un gouvernement trop lâche, donc, pour réprimer comme il le devrait les attaques frontales et violentes contre les institutions et les biens publics et privés. Il est urgent de débattre ouvertement du rôle des contre-pouvoirs, afin de répondre à ces menaces de la façon la plus mesurée possible. En d’autres temps, de réels dangers pour la démocratie ont pu être traités par des moyens expéditifs, sans que cela aboutisse à l’établissement durable d’un régime autoritaire. Ainsi, en 1871, lorsqu’une minorité de jacobins prit en otage le peuple de Paris pour imposer une dictature, la répression versaillaise d’Adolphe Thiers, qui sauva la république et la démocratie, ne s’encombra pas des détails et frappa aveuglément les Communards comme les simples Parisiens. Pourtant, cette répression excessive, extrêmement violente et injuste pour les innocents qui en firent les frais, ne fut pas suivie de l’instauration d’un régime autoritaire car la besogne faite, sa fin n’était pas oubliée : sauver les institutions républicaines, qui n’étaient pas perçues comme incompatibles avec la répression de mouvements violents.
La situation actuelle nous semble bien plus dangereuse, en raison, précisément, de l’accumulation de tabous qui gênent la réflexion et l’action politique et qui menacent, par là-même, la démocratie. En effet, de nombreuses idées (le laxisme policier et judiciaire, le refus des frontières, le progressisme, etc.) se sont progressivement accrochées à la démocratie et se sont faites passer pour elle, afin de bénéficier de son aura de principe indiscutable. Cette situation est particulièrement dangereuse, d’une part, bien sûr, parce qu’elle rend difficile la remise en question des idées qui parasitent ainsi le principe démocratique, mais également et peut-être surtout, parce qu’elle met en danger la démocratie elle-même. En effet, lorsque ces idées auront montré leurs limites dans les crises qui menacent nos sociétés à plus ou moins long terme, les peuples occidentaux risquent d’être tentés de renoncer à la démocratie elle-même, tant elle leur semblera intrinsèquement liée à ces idées mortifères. La crise du Coronavirus a donné un avant-goût de cet abandon, lorsque d’innombrables Français ont trouvé bon de louer la gestion chinoise ou russe de la crise et ont trouvé ridicule que le traçage numérique de la population pût susciter des débats.
Il est donc nécessaire et urgent de réaliser un travail intellectuel de grande ampleur, visant à légitimer le débat sur l’influence des différents acteurs que nous avons mentionnés plus haut, au risque de nous retrouver devant le choix terrible entre la dictature des mouvements violents et la dictature contre les mouvements violents. Seul ce débat permettra de déterminer dans quelle mesure chacun de ces contre-pouvoirs doit s’imposer aux décisions d’un gouvernement légitime. Les grands journaux prennent-ils le parti de mafias et de révolutionnaires assoiffées de pouvoir se faisant passer pour des émeutiers assoiffés de justice ? Il faut discuter clairement, du danger que représentent ces groupes, du devoir public de défendre les institutions et des limites dans lesquelles doit s’exercer l’action de l’État en ce sens. Les ONG risquent-elles d’en appeler aux droits de l’homme ? Il faut aborder dès maintenant la question de l’arbitrage entre l’ordre public et les droits des émeutiers. Sans cela, ou bien ces contre-pouvoirs bloqueront totalement l’action de l’État et permettront à des groupes séditieux de détruire les sociétés occidentales et d’imposer, in fine, des régimes anti-démocratiques, ou bien les États briseront brusquement leurs chaînes et renonceront pour longtemps à la démocratie, dans le but désespéré de défendre leur civilisation
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Ainsi, ce qui se présente comme le parti de l’émotion contre la rigueur de la justice nous semble être en fait un parti de l’ordre sans le courage, ce qui le rend dangereux, à long terme, et pour la justice et pour l’ordre. En renonçant à l’usage de la force pour réprimer la violence, les gouvernants prétendent préserver la démocratie au prix de quelques troubles ; ils préservent leur image par une illusion d’ordre, au prix de la justice. Ils permettent aux ennemis de la démocratie de gagner progressivement du terrain. Cette situation est en partie causée par la rhétorique progressiste, qui a fait passer ses idées pour des principes irrévocables de la république et de la démocratie. Si un débat de grande ampleur ne vient remettre en question cette identification illégitime, la république et la démocratie elles-mêmes sont en danger car les peuples européens les rejetteront, pour se défaire des idées qui s’y seront identifiées et qui les auront empêchés de se défendre contre leurs ennemis mortels.
[1] « « La vérité, c’est que tout le monde a peur des frères Traoré, ici, finit par livrer [un habitant de Persan]. Ce sont des caïds, un clan, c’est Bagui, la tête du réseau », cible carrément un autre qui nous fait jurer de ne pas citer son nom. » (Valeurs Actuelles, 03/06/2020, « L’autre vérité sur l’affaire Adama Traoré »)
[2] Edouard Louis et Geoffroy de Lagasnerie, notamment, ce dernier refusant le monopole publique de la violence légitime et la légitimité de la loi en général (voir, par exemple, son entretien sur France Inter, 22:10-24:04) : « si nous voulons imposer notre volonté, nous, nous devons nous doter de notre forme de police ».
Note provisoire concernant le texte barré – En rouvrant le livre de Peter Genderloos dans le cadre de la préparation d’un autre article, je n’ai pas su retrouver le passage mentionné dans ma phrase barrée. L’extrait que j’ai retrouvé et qui s’en approche le plus est dans la préface mais n’a pas exactement le même sens et fait référence à son passé de militant non-violent : « Il considérait à l’époque que la désobéissance civile et même l’emprisonnement d’adeptes de la non-violence permettait de dévoiler la nature autoritaire de l’État soi-disant ‘démocratique’. Il a été condamné à six mois de prison, suite à cette mobilisation. Il en est ressorti convaincu que trop d’adeptes de la non-violence tiraient un sentiment de supériorité morale de leur condamnation dogmatique de la ‘violence’, alors que leur objectif n’était souvent que de pratiquer du lobbying réformiste tout en se prétendant solidaires de peuples que des États massacraient. » Si la phrase désormais barrée se référait à ce passage, elle n’était pas tout à fait correcte : il s’agit non pas de la doctrine actuelle de P. Genderloos mais de son ancien avis sur la question et révéler le caractère répressif/autoritaire de l’État n’est pas l’objectif de l’action violente mais de la désobéissance civile. Cela dit, Peter Genderloos n’a jamais renié l’utilité des actions non-violentes en elles-mêmes mais est devenu partisan de la pluralité des tactiques (violentes et non-violentes). La phrase barrée n’est donc pas tout à fait fausse mais, pour ne pas risquer de dénaturer sa pensée, il me semble plus honnête d’apporter ces précisions.
Un avis sur « L’ordre sans le courage »